« La Vie sans principe » de Thoreau: Une critique marxiste et Bakouninienne
La réédition de « La Vie sans Principe », un essai essentiel d’Henry David Thoreau, nous donne l’opportunité de le relire sous un angle radical, en tenant compte des idées de Karl Marx et de Mikhaïl Bakounine. Thoreau met en lumière l’aliénation causée par le travail et la marchandisation de la vie, mais son rejet de l’État et son individualisme libertaire prennent une toute autre dimension lorsqu’on les examine à travers le prisme des théoriciens révolutionnaires.
Thoreau face au capitalisme : une critique incomplète. Pour Marx, Thoreau perçoit avec clarté les effets déshumanisants du capitalisme émergent : l’obsession du profit, la réduction de l’homme à une simple force de travail, et la perte de spiritualité au profit de l’accumulation matérielle. Sa critique des chercheurs d’or, qui incarnent une économie spéculative et parasitaire, s’aligne avec la critique marxiste du capital financier. Cependant, Thoreau reste enfermé dans une vision moraliste et individualiste de l’émancipation.
Là où Marx voit dans le prolétariat une classe révolutionnaire capable de renverser le système, Thoreau choisit plutôt une fuite solitaire – son retrait à Walden – au lieu d’une lutte collective. Son ascétisme volontaire, bien qu’il soit subversif, ne répond pas de manière structurelle à l’exploitation capitaliste. Pour Marx, une véritable libération nécessite l’abolition des rapports de production capitalistes, et pas simplement une désertion individuelle.
Bakounine et la question de l’État : un anti-autoritarisme inabouti
Bakounine apprécierait sans doute la méfiance de Thoreau envers l’État, surtout son refus de financer la guerre contre le Mexique (La Désobéissance civile). Cependant, il lui reprocherait de ne pas avoir une perspective révolutionnaire. Thoreau rejette l’État sans offrir d’alternative organisée, se contentant d’un idéal de liberté personnelle. Pour Bakounine, l’émancipation ne peut pas être uniquement individuelle.
En plus, Thoreau semble ignorer les contradictions de classe. Sa critique du travail aliénant reste plutôt abstraite, sans véritable lien avec la lutte des opprimés. Bakounine, quant à lui, souligne l’importance d’une insurrection populaire contre les patrons et l’État, alors que Thoreau se contente d’un refus passif (comme ne pas payer ses impôts) ou d’une retraite contemplative.
Un spiritualisme qui ne s’accorde pas avec le matérialisme révolutionnaire
Marx et Bakounine rejetteraient également l’idéalisme spirituel de Thoreau. Pour eux, la « pauvreté spirituelle » qu’il déplore n’est pas juste une erreur morale, mais le résultat des relations matérielles capitalistes. La solution ne se trouve pas dans une quête intérieure, mais dans une transformation révolutionnaire des conditions matérielles de vie.
Actualité subversive, mais limites politiques
En 2025, face à la marchandisation totale de la vie et à la dictature des libertariens (ou « propriétariens »), Thoreau conserve une force critique indéniable. Cependant, son appel à « cultiver son jardin » reste insuffisant. Pour Marx, seule la lutte des classes peut briser les chaînes du capital ; pour Bakounine, seule l’action directe des opprimés peut écraser l’État et le capital.
Thoreau ouvre une brèche, mais ne va pas jusqu’au bout. Son utopie ascétique, bien qu’elle inspire des refus individuels, ne construit pas un nouveau monde. La véritable « vie sans principe » serait celle où le travail ne serait plus une marchandise, où la terre serait restituée aux communautés, et où la liberté ne serait plus un privilège des propriétaires, mais le résultat de l’égalité sociale.
Entre révolte et révolution
Thoreau est un précurseur de la critique anti-capitaliste, mais son anarchisme contemplatif ne suffit pas. Marx et Bakounine nous rappellent que la liberté ne se conquiert ni dans la solitude, ni dans la prière, mais dans l’affrontement collectif contre les maîtres du monde. La Vie sans Principe reste un manifeste brillant contre l’aliénation, mais la vraie vie sans principes – celle qui abolit l’exploitation – reste à écrire.
La Vie Sans Principe », de Henry David Thoreau. Nouvelle édition chez Le Mot et le Reste (avec préface et postface de Michel Granger, 112 pages, 14 euros). A noter qu’il existe plusieurs traductions et éditions alternatives à celle-ci, disponibles chez divers éditeurs à partir de 3 euros.